Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil, Jean Yanne, 1972

Publié le par Cumulolingus

Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil, Jean Yanne, 1972
Une belle surprise pour moi de découvrir cette comédie, classique des années 70.
A vrai dire, je ne savais pas grand chose de Jean Yanne. Artiste polyvalent, grande gueule, râleur, faiseur de bons mots et de blagues grivoises. Probablement une partie du personnage qu'il s'était construit.
J'ai apprécié le panel d'acteurs du film : aux côtés de Yanne en personne, Bernard Blier, Daniel Prévost, Jacques François, Marina Vlady, Michel Serrault, Paul Préboist...
Est-ce que je dois dire : des acteurs de mon enfance ?
Blier comme souvent campe un personnage antipathique, pète-sec et cul-serré, Serrault est dans la duplicité, un salaud derrière une apparence de brave type ou de pauvre victime.
 
 
L'histoire :
Christian Gerber, journaliste pour la radio parisienne Radio-Plus, est le seul journaliste à interviewer un chef rebelle en Amérique du Sud. A son retour il dénonce à l'antenne les reportages truqués qu'ont monté ses confrères. Sa franchise lui fait frôler le renvoi. Mis sur la touche par le directeur des programmes (joué par Jacques François), il continue à mettre son grain de sel, démolissant en direct le marketing que la station fait avec Jésus. Une chanson décapante sur le Christ alors qu'il est supposé lire des pubs le fait cette fois virer pour de bon. Il monte donc une pièce de théâtre sur Jésus - justement ! - avec un ancien collègue lui aussi licencié (Michel Serrault), qui est un succès immédiat.
Coup de théâtre authentique cette fois quand le grand patron de la radio (Bernard Blier) propose à Gerber le poste de nouveau directeur des programmes avec une liberté totale. Place désormais au franc-parler et à la vérité ! Les produits de la pub sont testés (notamment par Daniel Prévost, volontaire en tant que faux-cul notoire) avant d'être vantés et l'audimat est en augmentation constante.
C'est sans compter que le nouveau visage de la radio se fait beaucoup d'ennemis dont les intérêts sont menacés : des grands patrons jusqu'au PCF (Wikipedia parle de « syndicats » - mais on parle de « cellules » et sauf erreur de ma part c'est le PC qui est organisé en cellules)...
 
 
Jean Yanne / Christian Gerber : anarchiste ou anarchiste de droite...
On a coutume de rapprocher ce qu'était Jean Yanne dans la vie avec le discours tenu par les personnages qu'il a joués dans ses films. Certains l'étiquettent comme « anarchiste de droite ». L'expression est déjà pour moi assez casse-gueule, vu qu'on définit souvent ces « anarchistes de droite » comme individualistes acharnés, anticonformistes et très incisifs envers les opinions de la « masse ». C'est pourtant un des principaux traits de caractère des anarchistes individualistes, dont l'engagement politique et social est fondateur de l'anarchisme tout court (de « gauche », si je peux dire). On dit aussi (toujours selon Wikipedia) que les « anarchistes de droite » sont classés à droite car attachés à la morale. Encore une fois il faut s'entendre sur ce qu'on entend par morale. Si les anarchistes tout court critiquent souvent ce qu'ils appellent la « morale », ils entendent les hypocrisies de la morale judéo-chrétienne. Après tout, un des grands théoriciens de l'anarchisme social, Pierre Kropotkine, a bien écrit un livre intitulé « La Morale anarchiste ».Je préfère moi parler d'éthique.
Donc si on met de côté ces définitions complexes, Gerber est bien animé par des valeurs éthiques : il veut dire la vérité au public (sa « morale » de journaliste) et défend la liberté d'expression. Il s'attaque à une autre « morale », elle fausse et hypocrite : celle des marchands utilisant les bons sentiments du public pour vendre leurs produits.
 
 
Haro sur les pouvoirs établis
Yanne tire à gros boulets sur l'Eglise, les médias, la mode, le conformisme, les pouvoirs politiques et économiques.
Contre le christianisme d'abord. Dès le générique du film le ton est donné : « Il n'existe rien sur terre qui ne soit produit par Dieu... par conséquent... Dieu et Jean Yanne présentent... » !
Tout ce qui est lié à la religion est ridicule : les prêtres invités à la radio, les pubs hilarantes, les chansons parodiques interprétées par les employés de la radio (écrites par Yanne lui-même), la mobilisation totale de l'entreprise et de ses employés autour du thème de Jésus qui donne lieu à des perles antireligieuses. Le lien avec la mode de l'époque de « Jesus Christ Superstar » est explicite. Une fois viré de Radio-Plus Gerber monte encore un spectacle sur le Christ et on voit jusqu'à un club qui ouvre sur ce thème !
De toute évidence la mode rend les gens cons.
Derrière l'utilisation des références religieuses, le cynisme et l'inhumanité de l'esprit d'entreprise sont dans la ligne de mire. Tout est prétexte à la vente pour Radio-Plus, les thèmes sont interchangeables (femmes, jeunes, nature, couple, sexe, Jésus), suivant le vent du moment. Les employés sont mobilisés comme des petits soldats et eux aussi interchangeables (des journalistes jusqu'au chef des programmes).
Film de l'après-68, il épingle les travers de la société de consommation.
Les médias et les journalistes sont présentés comme corrompus, menteurs et/ou soumis aux intérêts du commerce. La réplique de Gerber à la femme du chef venant chercher son « ordure » de mari l'illustre bien : « Quelle ordure ? Vous êtes dans une station de radio, y a pratiquement que ça ! ».
Plus discret, mais pourtant là, des attaques contre les représentants officiels de la classe ouvrière : l'homme que je suppose chef du Parti Communiste, inquiet de son emprise sur les masses menacée par les informations de Gerber, vient voir le grand patron ; un pastiche de Brecht, mêlant phraséologie socialiste et mots crus est interprété en navet par une hystérique.
 
 
Les humains sont soit des moutons soit dénués de moralité
Tous sont soumis, vendus, traîtres, corrompus, opportunistes ou tarés.
Dans l'entreprise, entre les employés règne constamment un esprit bonhomme et franchouillard, aussi bien avant qu'après le changement de direction. Avant, on fait de molles critiques (toujours par derrière) quand les consignes du chef détesté arrivent. Pourtant, à part Gerber, tous obéissent. Tous encore viennent assister en public passif et amusé à l'engueulade où ce dernier dit ses quatre vérités à son supérieur.
Lorsque Gerber passe aux commandes, le climat de liberté totale qui règne les fait ressembler à des enfants autour d'un papa qui aurait lancé le signal d'un grand jeu.
Ils sont malléables, moutons sans personnalité, prêts à être tondus par les chefs, passant sans problème de la tyrannie absolue à la liberté sans frein.
Quant aux personnages des classes sociales supérieures, industriels et les politiques, ils ne s'intéressent qu'à l'argent et au pouvoir.
L'ancienne comme la nouvelle direction semblent faire peu de cas des personnes : Daniel Prévost meurt en goûtant les produits dégueulasses envoyés par les sponsors. Les autres lui mettent un suaire de fortune et l'affaire est classée. Et Gerber ne réagit pas. Est-ce qu'il considère que le faux-cul aurait librement choisi son sort ? Une vision de la responsabilité assez inhumaine... C'est un film résolument misanthrope.
 
Les femmes y ont une place spécifique. Bien qu'à Radio-Plus on exige des employés d'être soumis et de servir de vitrine à l'entreprise, on impose en plus aux hôtesses une tenue sexy en lien avec la campagne du moment. On pourrait croire que Yanne dénonce ces travers s'il n'y avait pas un long cortège de mains au cul et de plaisanteries rabaissantes envers les femmes. La camaraderie virile entre mecs contre les femmes est de mise. Finalement le statut de femmes-objets dans la boîte sonne comme quelque chose de naturel pour la gent féminine : on se plie au harcèlement des collègues un peu comme au pouvoir de la hiérarchie. En pensant à la société de l'époque je me dis qu'avec des rapports pareils entre hommes et femmes, beaucoup d'hommes ont dû comprendre l'idée de "révolution sexuelle" comme un droit de cuissage généralisé...
On est dans en tout cas dans l'imaginaire sexuel du réalisateur, dans la tradition de l'humour machiste français, de Charlie-Hebdo ou des Grosses Têtes. Mais les défenseurs du machisme rigolard disent souvent qu'on ne peut être taxer de sexisme ou de misogynie quelqu'un qui est misanthrope... Ça serait le cas de Yanne.
Deux femmes semblent un peu sortir du lot : la femme du chef des programmes, hystérique (encore un cliché machiste sur les femmes) ; celle du grand patron (Marina Vlady), grande bourgeoise, qui lit le journal maoïste « La Cause du Peuple » et que je vois comme corrompue par le pouvoir et l'argent de son mari.
 
 
La figure du pur
L'exception à cette décadence généralisée c'est Gerber. C'est lui qui incarne la morale, la fidélité à son idéal de vérité, c'est qui démasque les menteurs, dénonce les imbéciles et tente de redresser les torts commis par les "méchants" (la femme de son chef qu'il aide à redevenir actrice). Il reste modeste, refusant de jouer les héros alors que ses collègues veulent lui consacrer un culte.
La parodie de la Cène, jouée par lui et ses collègues, puis par la trahison de celui qu'il a sauvé (Michel Serrault / Judas) confirment son côté christique.
Il fait promettre à l'ex-femme de son supérieur de ne plus revenir le voir. Malgré sa promesse elle revient, ce qui lui coûte la vie, comme si le parjure devenait alors mortel. Il refuse les avances de la femme du grand patron (Marina Vlady). C'est un pur !
Le caractère messianique de Gerber est renforcé par l'utilisation du mythe de Che Guevara, même si c'est d'une manière rigolarde : son voyage du début à la rencontre des rebelles guévaristes (qu'il est d'ailleurs le seul à défendre), le pastiche musical de louanges envers les leaders communistes (« O Che, o Che, o Che, o Marx o Lenine ! O Che, o Che, o Che... o Fidel o Mao ! »), le poster du Che affiché dans la salle de réunion lorsque Gerber est chef des programmes...
Ainsi, alors que tout les groupes institués en prennent pour leur grade, les rebelles latino-américains font exception (l'admiration pour la guérilla guévariste de Gerber m'a fait penser au voyage de Régis Debray, encore en Amérique Latine à l'époque, et de l'engouement de l'époque pour le guerillero). Il y a une superposition des figures de Jésus et du Che, représentants d'une morale les distinguant du commun des mortels.
Si Greber pourfend ceux qui utilisent l'image du Christ pour satisfaire des intérêts financiers, c'est qu'il est un peu Christ lui-même. C'est cette double identification qui le fait défendre « des patriotes sincères, fidèles à la pensée du Che Guevara ».
 
 
Seul contre tous : vérité, intelligence et liberté
La révolte individuelle de Gerber a pour credo ces trois valeurs, malmenées par la corruption et la bêtise ambiante. Le fait qu'il soit seul lui met tout le monde à dos. Son soucis de vérité lui coûte d'abord sa place, puis le fâche avec ses collègues avant de provoquer la trahison de Serrault.
Son intelligence est remarquée par le grand patron. Il mise sur elle en pensant qu'elle sera économiquement rentable (« je souhaiterais une radio faite par des types intelligents pour des auditeurs intelligents »). On comprend vite que ce n'est pas viable.
Pour ce qui est de la liberté, Gerber la définit au grand chef : « c'est un terme qui par définition n'admet aucune restriction ! ». Joli programme, sauf qu'il l'exerce sans tenir compte des forces qu'il a en face de lui, ne se doutant même pas qu'on va vouloir l'éliminer. Et puis que vaut l'idée de liberté dans une entreprise où un « juste » est entouré de moutons ? Ça ne peut que mal finir.
Malgré les côtés attachants de certains exploits accomplis par le personnage, je trouve sa vision du monde (que je suppose liée à celle de Yanne) assez bancale. Tout axer sur ces trois valeurs ne peut de toutes façons pas mèner bien loin.
La vérité et la liberté sont en effet très relatives. Il faut je pense ne pas trop être soucieux des rapports de force en œuvre dans la société pour poser cette trinité en valeurs supérieures.
La vérité est subjective par définition. Quant à la liberté, sans le soucis d'égalité elle tourne assez court (Greber n'est pas l'égal du grand patron), et sans apprentissage elle peut se révéler néfaste (les collègues de Greber gardent au fond des mentalités d'esclaves incapables de penser hors des schémas de soumission dans lesquels ils ont évolué).
Pour ce qui est l'intelligence, on base pas une cause sur elle. C'est tout au plus un moyen mais pas une fin en soi. Une société avec l'intelligence comme valeur principale serait une société élitiste (au sens de gouvernement des « meilleurs »). Le film sous-entend aussi qu'elle aussi serait innée : on en a ou pas. Idée que je trouve très contestable.
C'est le regard misanthropique de Yanne qui le fait mettre en scène tous ces imbéciles, avec une seule exception jouée par lui-même.
Pour revenir à cette distinction entre anarchistes et « anarchistes de droite » je dirais qu'alors que les premiers critiquent l'ordre social à cause des rapports de domination sur lequel il repose (ils sont plutôt humanistes), la caractéristique de ces derniers est de voir la société comme moralement pervertie par une bêtise et une cupidité inhérentes aux hommes (eux sont plus misanthropes). Les rares êtres faisant exception seraient condamnés à vivre avec.
Yanne s'est construit un personnage de doux rebelle en s'inspirant de son expérience personnelle dans la radio. Je comprends l'échec de Greber comme une illustration de sa vision des rapports humains.
 
 
Avec ce film Jean Yanne a donné une comédie que j'ai trouvée décapatante et anticonformiste. Un bras d'honneur à un certain nombre de pouvoirs en place.
Le machisme assumé ne m'a pourtant pas fait rire. Derrière les valeurs défendues par Christian Gerber, j'y ai vu la misanthropie élitiste du regard du réalisateur, utilisant la dérision comme garde-fou du désespoir.
Ce film va loin dans la satire sociale, les chansons écrites par le réalisateur sont tordantes et on y trouve des perles de dialogue.
Je finis en citant la lettre de démission radiophonique que Gerber adresse au chef des programmes :
"Plantier, vous êtes un con. Vous me trouvez grossier,
et moi, mon cher ami, je vous trouve vulgaire.
Vous ne comprenez pas ? Je vais vous expliquer :
Dire merde ou mon cul, c’est simplement grossier.
Maintenant voyons donc tout ce qui est vulgaire :
Prendre une voix feutrée et sur un ton larvaire
Vendre avec les slogans au bon con d’auditeur
Les signes du zodiaque ou le courrier du cœur.
Connaissant son effet sur les foules passives
Faire appel à Jésus pour vanter la lessive.
Employer les plus bas et les plus sûrs moyens
Faire des émissions sur les vieux, sur la faim
Le cancer. Enfin, jouer sur les bons sentiments
Afin de mieux fourguer les désodorisants.
Tout cela c’est vulgaire, ça pue, ça intoxique
Mais cela fait partie du jeu radiophonique
Vendre la merde, oui, mais sans dire un gros mot
Tout le monde est gentil, tout le monde il est beau
Mais là, mon cher Plantier, vous ne pouvez comprendre
Et dans un tel combat, je ne puis que me rendre
Alors Plantier, salut, je préfère me taire
Je crains, en continuant, de devenir vulgaire."
 
Ce petit bijou dans la distinction entre grossier et vulgaire aura à coup sûr inspiré le Suisse Michel Bühler (lui plutôt anarchiste « de gauche ») pour sa chanson « Vulgaire », que j'aime beaucoup.
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